Made in Hong Kong
Le livre

Michelle Auboiron peint.
Charles Guy photographie et raconte.

Des palpitations électriques de la mégalopole aux villages siestant sur les rivages de la mer de Chine, des pagodes séculaires aux bouquets de buildings jaillis des verdures tropicales, Charles Guy s'approprie la baie de Hong Kong avec un côté typhon soufflant sur tout ce qui bouge. Il ose ici un livre foisonnant, calibré sur son appétit hors norme d'architecte DPLG que la passion pour l'inédit fit débuter en précurseur trop précoce de l'archi 3D.
Made in Hong Kong
ne manque ni d'humour ni de gourmandise méticuleuse et gamine pour les rues du mythique archipel, ses marchés, ses boutiques, ses ferrys, ses tramways, sa foule que rien n'arrête mais qui pourtant reste interdite devant les gestes de Michelle Auboiron quand elle peint la ville au cours de performances instantanées saisissantes : un jour, une toile.
Il fallait ce livre, mariage dépoussiéré entre peinture et photographie, aventure au quotidien et reportage, pour que le mirage hongkongais prenne la réalité d'une douce et belle dinguerie.

HONG KONG, NOUVELLE ETAPE DU TOUR DU MONDE AUBOIRON / GUY

Peintures, photographies, road-books, films-vidéos, dessins, expositions, livres... Année après année, le couple d'artistes tire le portrait de notre planète dont ils soulèvent les voiles d'un continent à l'autre.
Si l'amour, qui ne nous regarde pas, les a réunis, ces deux-là, c'est l'architecture qui les a soudés et lancés dans les mêmes aventures, en parallèle, en symbiose, en complémentarité.
Le construit, le vertical, l'art des hommes pour s'abriter entre ciel et terre, c'est ça qui les fait courir d'est en ouest et du nord au sud. S'ils s'échappent du paysage urbain, c'est pour saisir des lignes, des structures, des murs construits par le temps, sculptés par l'érosion. Toujours l'ossature et les jeux de lumières...
Michelle a commencé seule l'exploration, roulant sa bosse avant de rencontrer celui par qui l'ambition allait grandir et le tour du monde s'entreprendre. Ce mariage qu'envient les plus vernis a engendré des dizaines d'expositions.
New-York depuis ses hauteurs, Paris, son musée de Paléontologie, son Opéra, son quartier financier de la Défense, ses ponts, les ponts encore, de New-York, de San Francisco, les motels américains, le Colorado, le Paris-Dakar, le sud marocain, la Corse et ses arbres, La Havane, Shanghai, Hong Kong... Performances et reportages artistiques se mêlent et se complètent pour construire le monde Auboiron/Guy, où chacun trace sa voie personnelle.

ELLE VA PEINDRE.

Michelle Auboiron fin novembre à Hong Kong. 23°. Smog.

Debout, 7h30.
Pâteuse.

Elle dégrafe et roule la peinture de la veille qu'elle a tendue le soir sur le châssis pour les dernières retouches.
Sépare les éléments du châssis avec un maillet.
Les empile.
Les scotche ensemble.
Récupère un second châssis déjà ficelé.
Le sangle à l'autre en confectionnant avec la lanière, au centre, une poignée pour le porter.
Déroule le rouleau de toile vierge de 186 cm de large, y découpe un morceau de 2,40m qu'elle recoupe en deux, roule sur un cylindre de carton un morceau de 90 cm.
Range les pots dans une valise à roulettes transformée par un système d'étagères de carton en armoire nomade.
Dispose très précisément Tupperware, fioles, pots pour qu'aucune place ne soit perdue. Dans le dernier coin libre, une trousse en tissu (type sac à chaussures) où sont rangés les outils.
Dans le filet au dos du rabat, son tablier.
Elle prend sa douche.
S'habille.
Boit un café.
Mange un yaourt.
Remplit un bidon transparent de cinq litres d'eau.
Le fourre dans un grand sac en plastique écossais, type Tati, qui se remplit aussi d'un seau, d'une bèche en plastique bleue, d'un coton imprimé, de trois assiettes en plastique, d'un sac poubelle noir contenant les pinceaux rincés qui attendent, encore humides, dans leur torchon.
Un petit coup de maquillage pour se remonter le moral.
Les anses du sac en plastique sont passées dans la poignée de la valise à roulettes... transformée de ce fait en valise à galerie.
Sous le bras gauche, les châssis, la règle, la toile.
Côté main droite, ça roule, ma poule.
Le tout est chargé dans la voiture.
En route.
Une demi-heure de route pour sortir de l'île de Lantau.
Une demi-heure pour traverser une partie de l'île de Hong Kong.
Charlie le chauffeur connait Hong-Kong comme sa poche. Probablement un Hong-kongais réincarné en Normand et déguisé en Parigot. Nous n'en dirons pas davantage.
La cible du jour se situe sur la partie Ouest de l'île de Hong Kong.
Ce sera Aberdeen.
Repérage a déjà été fait quelques jours auparavant, ce qui vous épargnera ici de pénibles mais très habituelles circonvolutions.
Même la place de parking (gratuite!!!) a été repérée, le rêve se précise du côté de Charlie, dont je ne dirai guère plus, laissons la parole à ses photos. L'emplacement exact où auront lieu les festivités reste encore à déterminer. Deux autoroutes se croisent là, en superposition spiralée qu'enjambent des passerelles.
Elle sort de la voiture, marche vite, ne parle pas.
Elle est dans l'état de la règle en plastique frottée sur du nylon et qui vous aimante des morceaux de papier en veux-tu en voilà, le genre de connerie qu'on faisait à l'école quand on n'avait pas encore de textos à mater sous le bureau, un temps d'avant la vraie vie, quoi, qui fut la sienne, ne nous y trompons pas, elle n'est pas n'e de la dernière pluie.
Surtout à ce moment précis où elle est électrique, Michelle. Acrylique, à faire mal aux dents en dérapant sur le tableau, du temps où il y avait encore des craies blanches et des tableaux verts.
Elle pulse. A pas pouvoir toucher une portière de voiture sans prendre une décharge.
Elle doit détraquer tous les portables à la ronde. Même les oiseaux se la ferment, ils ont peur de se faire engueuler. On s'en fout, on les entendrait de toute façon pas car il y a un potin d'enfer.
Forcément, juste au-dessus de nos têtes, presque à ras des naseaux, l'autoroute, les camions, les taxis, les autobus surtout, toutes les 28 secondes, qui gueulent en attrapant la courbe, et pas gentiment, ils l'attrapent, car ils sont fous les autobus dans cette ville, et les taxis aussi, tous les chauffeurs sont à deux doigts de la camisole dans cette putain de ville maboule, tous, à part Charlie, mourraient plutôt que de céder un centimètre de leur chaussée ou un centième de seconde de leur temps qui vaut la peau des couilles d'un type tout en lingot.
Mais ça, elle le voit pas, elle. Elle entend pas, elle sent pas.
Elle file sur une des passerelles qui n'en finit pas d'enjamber, redescend sur un quai puant, et là, elle arpente, elle mate, elle se fait le trottoir comme une vraie gagneuse cherchant sa proie.
Elle a son point de vue, qu'on finit par regarder puisque jusqu'alors, on n'avait rien vu
Or, il y a bien quelque chose.
A bonne distance, une grande barrière anti-ciel faite de barres d'habitation que ne parvient pas à faire rigoler leur peinturlure rose bonbon avec frisettes turquoise.
Devant ce mur de la honte, la mer se marre, juste là, à nos pieds, mollement sarcastique en à pic de l'autoroute et de ses chauffeurs dont l'équilibre mental ne vaut pas la peau d'une mauvaise banane.
Sympa, cette flotte.
Un bras de mer, un canal, un abri anti-typhon, anti-barbarie aussi, avec des bateaux qui ont l'air de bateaux dans des bouquins pour enfants d'avant la wifi et wall.e... Verts, bleus, ronds, avec des pneus qui leur servent de pare-chocs, des embarcations tartignoles et bâchées doù sortent des têtes de chiens, des jappements et des odeurs de fritures à faire grimper les transaminases jusqu'au bord de l'hépatite.
Et, entre ce port de rigolade et ces misères verticales, une frange d'arbres, si, si, des grands arbres, d'un vert profondément écologique. Les tropiques, quoi !
Elle va, elle vient, elle peste, ça ne va pas, Charles ne comprend pas pourquoi elle vient là, tout est brumeux, pisseux, la lumière va tourner, elle s'en fout de ce qu'on pense, elle pense pas, elle, elle a autre chose à foutre, d'abord, y a du vent, et si elle est pas abritée, la toile va se barrer, et puis si elle a le soleil dans les yeux, autant aller se faire masser les pieds par un Chinois, le temps serait moins perdu.
Là, sous l'autoroute, elle est à l'ombre, pourquoi pas en taule, elle s'en fout de ça, ce qu'elle a devant les yeux lui chatouille les pinceaux, c'est tout ! Elle va pas donner des explications et puis quoi encore.
Sous l'autoroute, ça pue, et pas que la friture, du pipi et pas que de chat, et, à propos, justement, des crachats sont rentrés dans le béton gravillonnant jamais lavé par la pluie, seulement par les gaz d'échappement, parce qu'à propos d'odeur, il faut le répéter... il y a comme une menace d'asphyxie ! Mais elle s'en fout, il est déjà onze heures et demie et puis il faut qu'elle aille faire pipi, parce qu'après, fini et qu'ici y a jamais de chiottes ou presque dans les bistrots, c'est comme ça, on a beau dire, des fois, on est prêt à dire vive l'Amérique, la mondialisation, et tout ce qu'il y a de plus con... A quoi ça tient !
Donc, elle repart, direction Mac do pour le pipi, revient au pas de course avec un milkshake à la fraise, et c'est parti !
Déchargement de la voiture, passons sur les détails, et il faut remonter sur la passerelle avec le chargement susnommé, mais miracle, parce qu'il y a toujours un miracle malgré tout, cette passerelle n'a pas que des escaliers pour les piétons mais aussi des rampes pour les infirmes ou les timbrées, comme elle, qui roule un gros sac écossais de 2O Kilos sur une valise à roulettes qui ne paie pas de mine mais qui doit bien peser le double (du sac écossais), et transporte sous le bras, châssis, règle et toile qui se barrent de temps à autre, le tube de la toile et une des planchettes du ficelage trop vite ficelé...
Ben oui, pâteuse, elle était, ce matin, je vous avais prévenus !
Donc, près de l'énorme pilier rond en béton de l'autoroute.
Ce sera là.
Ce sera une longue, aujourd'hui. 75 X 2,25m. Ceux qui ne suivent pas les comptes iront lui en demander, des comptes, elle donne aussi des cours de géométrie gratuits en crayonnant des croquis sur des bouts de papier, elle est comme ça, Michelle Auboiron.
Donc deux châssis à monter. Puisque c'est une longue. Entendez par là une large. Plus exactement pas haute. En somme étroite sur la hauteur. On pourrait dire une horizontale.
Cinq montants à dé-scotcher, à placer, à emboîter, à ajuster (avec le maillet).
Cinq autres montants à dé-scotcher, à placer, à emboîter, à ajuster (avec le maillet).
Assembler les deux châssis ensemble avec du scotch.
Maintenant dérouler la toile.
La tendre avec la pince (très jolie, la pince, de la boite à outils en sac à chaussures) mais elle n'a pas l'air commode à manier, il faut tirer dessus comme une malade, mais de toute façon, elle l'est, malade, ça, on a bien compris.
D'autant moins commode, l'entreprise, qu'il faut agrafer (avec l'agrafeuse de la trousse à outils) au fur et à mesure, sans faire de pli, et de temps à autre, dégrafer pour retendre...
Des fois on se dit, fonctionnaire aux allocations familiales, c'est au fond peut-être plus simple, et...
mais elle s'en fout de ça.
Elle va vite. Elle tend, ça ne fait pas un pli.
Ça y est.
La toile est plus petite que les deux châssis rassemblés, et donc elle est installée sur un châssis plus grand qu'elle, ce qui lui permet de l'avoir pratiquement à la bonne hauteur pour y frotter les pinceaux...
Le miracle, ça se prévoit aussi, des fois !
Ensuite, il faut sangler la toile au gros poteau de l'autoroute pour pas qu'elle s'envole comme une voile au vent, eh bien voilà, c'est fait.
Des types s'arrètent, la regardent faire, lèvent le pouce, langage international, sourient, langage universel, ils sont contents, eux, pas elle, elle s'en fout de ça.
Elle sort la bâche en plastique la met en place devant la toile.
Sur le plastique, le tissu en coton imprimé.
Elle sort le seau, l'emplit de la moitié de l'eau du bidon.
Sort les pots de l'armoire-valise, les Tupperware, les dispose, les ouvre.
Sort les pinceaux humides, les assiettes en plastique.
Elle n'arrête pas de se plier en deux, mais vraiment en deux, mains qui s'agitent à ras terre, cul en l'air, elle n'a pas de reins, pas de lombaires, elle s'en fout, elle a bon dos, pour ça, oui, et faut pas l'emmerder avec des plaisanteries vaseuses
D'ailleurs, elle enfile son tablier.
Elle est droite comme un I.
Elle regarde ce qu'elle s'est choisi, un paysage à elle, et qu'elle va se bâfrer en quelques heures.
C'est pas que c'est beau, c'est à elle.
Comme un môme, quand c'est à soi, c'est pas pareil.
C'est les siens aujourd'hui.
Les barres d'immeuble à étouffer, et les arbres, et les bateaux que le décorateur n'aurait jamais mis là s'il avait voulu faire bien vrai, et la flotte, c'est à elle.
Devant tout ça, elle fait de drôles de petits mouvements avec les mains, elle mesure, elle attrape, elle met en ordre, elle fait son tai-chi de dingue qui a loupé l'examen aux allocations familiales, ils ont qu'à bien se tenir tous ceux-là, même les chiens qui jappent et les bateaux qui se barrent, et les odeurs de friture...
Elle se plie en deux, les jambes bien droites, une manie à elle.
Elle trempouille un des 35 pinceaux dans un pot, dans un Tupperware, aujourd'hui, elle fait une longue, enfin, une large. Elle patouille sa trempette dans une assiette en plastique avec une grosse brosse qu'elle brandit au dessus de la toile blanche sanglée à son pilier d'autoroute.
Elle va peindre.

ELLE ARRÊTE.

Michelle Auboiron début décembre 2009 à Hong-Kong. 23°. Smog.

Elle dit Bon j'arrête là, ça bouge trop.
Ça, la lumière, les couleurs, ça fout le camp, elle n'y arrive plus.
Six heures qu'elle est debout, à tout attraper, mais là, autant compter les fourmis dans une ruche... Fini !
Enfin, presque. Elle picore du pinceau une ou deux fenêtres, allume une lumière dans un coin, refile une couche sur un gris qui rosit.
Des gamines en uniformes du collège de Saint-Frusquin, avec cravate et chaussettes, à attirer l'attention de tous les pervers polymorphes du coin, prennent des photos avec leur I phone pendant qu'elle n'en finit pas de faire palpiter d'autres vasistas, fourrant à travers des dizaines de fenêtres ses poils de pinceaux dans les narines d\'un couple en train de s'engueuler ou de faire l'amour, de deux gamins qui rentrent de l'école avec leur Philippine...
Tout ce monde qui s'allume au bord du soir qui n'est pourtant pas encore sombre...
Trois quart d'heure après, elle est encore là, à saupoudrer une enseigne de trois guiboles calligraphiées...
Bon j'arrête là, ça bouge trop.
Cette fois, elle le dit plus, elle le fait.

Elle a retrouvé le sourire, elle est de l'autre côté de la toile, c'est comme si elle avait traversé la Manche, ou un lac bien trop vaste pour une bonne nageuse.
Et elle a envie de faire pipi, pas question d'attendre un dixième de seconde, maintenant que c'est fini, tous les emmerdements reviennent, même les envies de faire pipi, elle rend son tablier et va promener ses nattes dans les toilettes d'un centre commercial, entre Dior et un march' de poiscaille qui saute tout vivant des panières, ça, c'est Hong Kong, elle avait oublié, collée qu'elle était aux façades, au ciel et aux enseignes...
Finalement, c'est bien aussi, la vie d'en bas.
Elle revient avec une pomme, détendue, c'est la 23
ème toile, elle y pense pas encore, mais elle le sent, ça commence à prendre tournure, Made in Hong Kong existe, elle en a plein les pinceaux, des fenêtres, des bateaux, tout ce monde planqué derrière ces façades qui se prennent pour des falaises, tous cachés là, dans 23 badigeonnages, ces constructions à elle, la bâtisseuse d'empire.
Elle vide l'eau crade des pinceaux dans le caniveau, reverse l'autre moitié du bidon d'eau dans le seau. Second rinçage. Fourre les pinceaux dans leur torchon. Rebouche les peintures, descend la toile de la valise sur laquelle elle était posée. Le guéridon redevient armoire nomade à roulettes qu'elle bourre de pots.
Une douche, elle pense qu'à ça. Un petit restau. Pépère. Assise. Peinarde.
Elle dégrafe la toile avec un outil du sac à chaussures vert, la roule sur le cylindre en carton, démonte le châssis à coup de maillet, en assemble les montants, les scotche avec la règle, plie la bâche en plastique, le coton imprimé, va jeter les assiettes en plastique pleines de peinture à la poubelle. Elle roule l'armoire et son chargement écossais en trimballant châssis et toile.

Demain, elle fera surement une carrée. Oui, une carrée, ce serait pas mal. Le parking n'est pas trop loin, il y a même un ascenseur pour y monter. Chargement de la voiture. Pas si mal la vue de nuit depuis le toit du parking. Peut-être une escale pour la semaine prochaine, tiens !
Avec ses colonnades, ses loopings et ses ascenseurs pour voitures, (strictement interdits aux claustro...) le parking est un piège à chauffards, ce que Charlie l'héroïque n'est pas, on le sait. Ce qui n'empêche pas la distraction, impardonnable au pays de la carte octopus (mélanger carte à puce et poulpe, il faut être Chinois !). Le magique porte monnaie de la baie de Hong Kong n'a pas assez de trébuchante pour payer la fortune que coùte ce foutu parking, dont les gestionnaires ont abusé notre héros par une publicité mensongère. Il croyait que ce serait beaucoup moins cher quand il a glissé la carte à l'entrée du carpark qui a enregistré le numéro pour lui redonner à la sortie l'addition, trop salée, donc, mais le poulpe est un fruit de mer, personne ne dira le contraire, si pas un fruit, en tout cas marin, et salé beaucoup trop. Donc il faut redescendre, mettre de l'argent pour "recharger" la carte dans la première épicerie ou supérette
1
1Osons à cet instant la parenthèse pour vanter ce système de porte-monnaie électronique qui sert juste à dépenser de l'argent plus facilement sans se salir les mains ni attraper la grippe aviaire, porcine, ou autres cochonneries d'animaux malades qui trafiquent des sous. On présente sa carte à puces partout très hygi\éniquement dans des bippers pour la bouteille d'eau ou le gobelet de kawa dans le distribe automatique, payer sa place dans les tramways, les bus, les ferries, les péages, et même ses petites courses à l'épicerie du coin. Octopus a quasiment autant de tentacules que Shiva de bras, on s'y habitue très vite, on se dit que c'est un truc pour Delanoë, sauf que non, ça pourrait pas marcher avec RATP, SNCF... Oublions Paris pour retourner à HK où, partout, le gentil bipper indique combien il vous reste... super pratique, donc, ça marche pour tout, même pour les parkings, sauf qu'il faut quand même avoir des sous dans le porte monnaie...

Il est sept heures du soir, c'est-à-dire plutôt l'heure du petit blanc que des emmerdements de parking, mais c'est comme ça, Charlie en a plein le dos, elle lui fait du mon doudou, t'énerve pas, elle est douce, Michelle, après sa 23ème toile, on la prendrait pour une femme au foyer qui soigne son gagne pain par alliance. Tout sourire. Elle râle pas, elle prend les choses relax, parce qu'elle l'est. On peut même la prendre avec des pincettes, elle ne protesterait pas. Elle a fait sa toile autant dire sa pelote.
Elle a eu sa dose avec sa verticale en plein carrefour, sûrement un des plus pollués du monde, c'est comme ça, elle peint des villes pas des champs de lavande, ce sera même pas pour une autre vie, ces trucs-là, parce que les baraques et les immeubles, elle n'en fera jamais le tour, elle finira sa vie sur le trottoir et sous les ponts. Son destin.
Donc revenons à notre parking qu'il faut encore traverser dans un rodéo de chauffards, mais, à la sortie, la ville verticale avec ses lumières qui braillent, c'est quand même un cadeau, on en oublierait les pères Noël imbéciles et leurs sapins et leurs cadeaux à rubans déclinés en loupiotes ringardes format 38 étages. Un petit coup de Central où des cascades de taxis rouges jaillissent de pentes à 15% de matière descendante, un petit coup de Kowloon, de l'autre côté de la baie, avec deux trois lames de couteau dressées dans le ciel fluo... puis les autoroutes qui s'enjambent et s'enroulent en singeant des serpents charmés, et c'est Lantau, et une heure après, avec route en lacet de baskets et autobus timbrés, l'appartement, qui est aussi l'atelier, le bureau , le tout partagé avec la nounou du cousin de Charlie, une crème celui-là, pas Charlie, le cousin, encore que, nous voulons dire que le cousin aussi, est une crème.
Donc, voiture déchargée, elle tend la 23
ème fillette sur le châssis, histoire de rajouter quelques fenêtres, et une heure après, il est déjà dix heures, elle file un petit coup de bleu du côté des trottoirs, parce qu'il lui avait tapé dans l'oeil sans arriver sur la toile, ça arrive.
Sur le coup de 10H30, elle pousse l'ordinateur pour fourrer deux ou trois bricoles sur la table dont deux verres et deux assiettes. Tout ça en silence, parce que la nounou dort, faut pas faire de bruit.
Charlie a ouvert une bouteille de blanc, qu'elle boit avec de l'eau, bien obligée, pas l'eau, mais le vin blanc, histoire que Charlie ne boive pas la bouteille tout seul, ça lui ferait pas peur, d'ailleurs il a mérité quand même.
Il grignote deux vaches qui rit (made in Poland) avec son bol de nouilles tout en répondant au mails et en triant ses photos, il sait très bien faire trois choses à la fois, elle s'en fout, elle, demain, elle va faire une carrée.
Elle note sur l'accordéon en papier plié dans son filofax, 23
ème, elle sourit béatement, un peu hagarde, elle regarde sa toile, va pignocher encore un peu sur la couleur de la barrière.
A 23 heures 30, elle a la flemme de dégrafer la toile. Elle se fait couler un bain.
Sur le coup de minuit et demi, elle est au lit.
A une heure, elle dort, dans six heures et demi, elle sait qu'elle va se lever... pâteuse !

JE SUIS PHILIPPINE.

Je suis Philippine. Ce n'est pas un prénom mais une nationalité.
J'ai de la chance. Je gagne 4000 dollars Hong Kong par mois (350 euros) alors que le salaire minimum est de 3750 (328 euros). Je suis nourrie, enfin, on me donne en plus 400 dollars HK par mois (35 euros) pour que je puisse m'acheter des choses de chez moi et manger chez mes patrons.
J'ai de la chance. Sous leur maison, ma chambre est propre. Petite et pas très claire. Mais j'ai récupéré deux lampes sur lesquelles j'ai posé des tissus roses. J'ai un lavabo avec une douchette et des toilettes. J'ai une jolie natte à côté du matelas, et ma collection d'images.
J'ai de la chance. Mes patrons ne me battent pas. Monsieur n'essaie pas de me coincer pour fourrer ses pattes partout dans mes dessous, j'en connais pourtant beaucoup qui sont moins chanceuses que moi. Madame pleure souvent, personne ne sait pourquoi, même pas elle. Ses deux enfants la fatiguent. Ils font effectivement beaucoup de bruit, parce que l'appartement n'a pas de dehors, et que c'est difficile pour eux, l'école, pas de famille pour faire des fêtes et la ville tellement serrée qu'il y a jamais nulle part où s'arrêter.
J'ai de la chance. J'envoie 3500 dollars HK par mois à mon père et ma mère qui s'occupent de ma fille. Elle a quatre ans et demi. Tous les dix-huit mois, on me paye un billet pour que je retourne chez moi. Comme ça, je vois mon bout de chou grandir et je la gâte avec mes économies.
J'ai de la chance. J'en connais beaucoup, des Philippines, qui sont au Moyen-Orient, dans des pays sans salaire minimum pour nous, sans assurance, sans transport. Certaines disent que Hong-Kong, c'est trop dur, c'est vrai, c'est plus dur qu'ailleurs, mais c'est mieux pour nous.
J'ai de la chance. J'ai congé tous les dimanches, c'est obligatoire, et, après l'office à la Methodist church de Johnston road, je retrouve mes copines à Central. Comme on sait pas où aller, on s'installe par terre, où on veut. Là, on pique nique, on papote et on joue aux cartes. Tous les deux mois, on envoie des gros ballots de tissus, de vêtements, de lampes, de radios, de téléphones... à nos familles. Des choses récupérées dont les patrons veulent se débarrasser et ça fait des sacrés pactoles. On fait ça tous ensemble avec des transporteurs qui ont l'habitude de nous et nous d'eux.
J'ai de la chance. Tous les dimanches, on s'amuse bien avec mes copines, assises sur nos cartons dépliés et nos tissus de couleurs étalés par terre. On a notre coin sous le grand building d'HSBC (c'est drôle, il parait que c'est une des banques les plus riches du monde, on se demande à quoi ça sert, je suis sûre que le dimanche, ils rigolent moins que nous !!). Tess est très bonne cuisinière, c'est elle qui fait les meilleures gamelles, et c'est moi qui réussis le mieux les gâteaux.
On a de la chance. Les rues sont barrées pour qu'on soit tranquilles, ils sont gentils avec nous, il faut dire qu'on est très nombreuses (je dis nombreuses, car il y a très peu d'hommes, un sur cent peut-être, c'est des chauffeurs en général), on est donc très nombreuses, plus de 100.000 à se retrouver comme ça le dimanche, certains disent 200.000, et même 300.000, il faut dire qu'il y a aussi les Indonésiennes et les Sri-lankaises, nous on dit les musulmanes, qui se retrouvent du côté de Victoria Parc.
On a de la chance. Il parait que ce genre de chose n'existe nulle part ailleurs. C'est normal, ici, la ville est tellement compressée qu'on est obligée d'empiler les choses et les gens. Tess prétend que s'ils nous laissent tranquilles le dimanche, notre jour de fête, le seul jour, c'est parce que ça leur fait peur, ces rassemblements. C'est sûrement vrai, parce que souvent on voit des gens qui se détournent qui s'en vont vite fait, ils croient que c'est la révolution. Ils sont bêtes. C'est juste notre dimanche. Le jour du seigneur. Le jour où on a de la chance.

POUR LA ROUTE.

Comme d'habitude, elle se plie, mais à la huitième semaine du marathon, elle est à deux doigts du Diantalvic. Autant dire que c'est la fin. Elle remballe.
Elle roule les toiles. Les carrées. Les grandes. Les longues et les verticales ensemble. Trois longs rouleaux.
Elle est contente. Elle a son compte. De toiles, d'images plein les yeux, de coulisses pas fréquentables d'une ville qui prend l'énergie de tout ce qui lui frôle le béton.
Elle a son compte et ne se plaint pas, ni des temps de transport trop longs, des journées et des nuits trop courtes, des rues trop polluées, des idées de vacances abandonnées : Canton, Guilin... même Shanghai. Le manque de temps aura bouffé ses vacances, pas ses toiles. Ce n'est pas grand-chose.
Elle se plie et les lombaires protestent, pas contentes d'avoir échappé au massage, pourtant de rigueur dans ce pays où le nirvana vous fait retrouver pour une minuscule pincée de dollars la verticalité du fil à plomb.
Elle se plie, entoure les rouleaux de toiles d'une épaisse bâche plastique de tous les bleus, étiquette chaque tube ainsi confectionné... pour la route par les airs.
La peinture non utilisée servira au barbouillage des mômes dans une école. Elle a "signé" et "marqué" deux toiles qui restent à Hong Kong.
Ce ne pouvait être celle peinte le 19 novembre à Aberdeen, le jour où Corinne est partie rejoindre le sable d'une île des Maldives. Cette toile-là, elle venait de la finir lorsque je l'ai appelée pour lui dire que Corinne avait lâché prise. La dernière toile peinte pendant que Corinne était encore en vie, elle y tient trop. Alors, elle l'emporte, celle-là, elle ne pèse pas du même poids, toute roulée qu'elle est avec les autres. Ce sera ça, aussi, Hong Kong, une fois pour toutes, l'endroit où elle se trouvait quand Corinne, l'amie, la plus que soeur, qui écrivait pour elle et aimait ses toiles, s'est barrée de la planète.
Elle serre bien la dernière bâche.
L'expo Made in Hong Kong pèsera un peu moins de 100 kilos dans le ventre du cargo, 68 milliards d'octets pour les photos et 230 milliards pour les vidéos dans les disques durs de l'ordinateur, des années dans l'agenda des souvenirs. Elle aura l'inoubliable gaieté d'une sacrée fiesta quand elle dévoilera tous ses dessous.
Le voyage d'ici va recommencer dans quelques mois là-bas.

En compagnie d'une valise, d'un carton géant contenant les deux lampes-studio achetées dans une quincaille de Hong Kong, des livres, l'imprimante, les trois tubes de toiles disparaissent dans la pénombre javellisée de néons d'une ville-entrepôt où les conteneurs semblent aussi hauts que les immeubles de la baie de Hong-Kong.
Elle se redresse machinalement, à nouveau droite comme un I, en zoomant sur la tôle couleur pistache d'un cube où de grandes lettres blanches prétendent faire concurrence à ce qui restera toujours de son séjour ici : MADE IN HONG KONG.