ET ELLES CROYAIENT EN JEAN-LUC GODARD
Après Cinq femmes chinoises, trois adolescentes françaises.
Deux livres proches, nés lun de lautre,
construits autour de battantes suivies pendant plusieurs
décennies. Leur point commun : loin des catéchismes
du passé, ne pas croire en dieu, mais en elles-mêmes et en
lavenir.
Elles sont adolescentes dans les années soixante. La
littérature, le cinéma, le théâtre, la peinture les
construisent. Elles se passionnent pour les films de Jean-Luc
Godard dont lénergie ludique éclaire leur futur
et exalte leur désir de liberté. Elles croient au progrès, à
limagination, en lavenir et en lamitié, «
noyau de
lamour ». Elles y croient encore soixante ans plus tard.
Je me reconnais quelques similitudes avec Anne, la narratrice de
ce roman. Je peux dire comme elle
que ce sont la littérature, le cinéma, le théâtre qui
mont sauvée la vie, en tout cas lui ont donné un sens,
mont soutenue, mont aidée à avancer, mont
empêchée de perdre pied dans les moments difficiles. A
contre-courant dune époque qui définit de plus en plus
les individus par leur appartenance religieuse,
leur attachement à leurs racines, ce roman met en scène trois
adolescentes qui rêvent davenir, de
progrès, croient en lart, en limagination et
accordent davantage dimportance aux branches quaux
racines. Encouragées par les espoirs politiques certes
illusoires- de lépoque, lélan de léducation
populaire, le dynamisme des Maisons de jeunes, Anne, Marie et
Brigitte se passionnent pour les livres, les
films, et notamment ceux de Jean-Luc Godard, symbole ici
douverture au monde et de création
artistique.
Cet hommage à lamitié est composé dune première
partie dapprentissage et de découvertes -
1964 à 1968-, puis, en écho et de taille équivalente,
dune seconde -1969 à 2014-. Comme les ricochets
dune pierre effleurant de temps à autre la surface du
temps, apparaissent les amours, les enfants, les
deuils qui se télescopent avec le premier pas sur la lune,
lexplosion de Challenger, la chute du mur de
Berlin, la fatwa contre Salman Rushdie, la présence de Le Pen au
second tour des présidentielles, etc.
Tirées de films de Jean-Luc Godard, des citations en italiques
sont tissées avec le texte, en ponctuation
dhumour ou de gravité, comme des bonnes paroles qui
accompagnent les personnages, des formules quils ont
totalement assimilées.
La phrase en exergue du livre est de Kateb Yacine, qui la
prononce en 1989 peu avant sa mort: Je crois
que ce qui a esquinté le monde, ce qui ma esquinté moi et
vous esquinte vous, ce sont les religions
Ceux
qui jusque-là se faisaient passer pour des communistes et des
socialistes, pourquoi ils baissent les bras,
pourquoi ils ne crient pas, pourquoi est-ce quils ne
dénoncent pas ? Les intellectuels, les gens qui pensent :
quest-ce que vous faites de vos pensées ? Debout ! Il
ny a pas de bon dieu. Il ny a jamais eu un seul bon
dieu. Et sil y en a un, cest vous. Mais alors, debout
!
Assise sur une chaise en formica du ciné-club de la Maison des
Jeunes, Anne a une
révélation, un soir de 1964, en voyant Jean-Paul Belmondo et
Jean Seberg, les deux
cinglés magnifiques dA bout de souffle saimer, se
poursuivre et en finir dans une
farandole diabolique. A quinze ans, ça lui pétille dedans et la
voilà emportée loin de
sa banlieue lyonnaise, de ses parents usés par le travail qui
lisent Confidences,
applaudissent aux exploits dAnquetil et se marrent aux
films de Darry Cowl. Ses
deux plus que surs, Marie, lintello politisée, et
Brigitte, la sulfureuse comédienne
au regard violet, vont vite communier dans le même culte
dun dieu qui ne multiplie
pas les pains mais sait mélanger paroles, photos, rythmes,
musique, théâtre, corps,
peau et iris. Trapézistes sans filet, les trois philippines se
lancent alors dans la vie à
corps perdu. Elles ne veulent pas de pain, mais toute la
boulangerie. Elles lauront.
Le succès, les hommes. Les mariages, les enfants. Et les
malheurs. Mais Anne ne
rend pas les armes. Sa vigie est toujours là, continuant à
plonger sa caméra dans les
entrailles des folies contemporaines.
Dune écriture charnelle et acidulée, Chantal Pelletier
nous mène, avec gravité et
légèreté, en noir et blanc et en couleurs, sur la route
escarpée qui relie 1964 à 2014.